On conseille aujourd’hui aux professionnels de ne pas dissimuler, lors de leurs entretiens de recrutement, les difficultés et échecs auxquels ils ont du faire face. En quoi ces recommandations, qui aujourd’hui foisonnent, sont elles utiles ? Les recruteurs sont-ils prêts à apprécier les « loupés » d’un candidat ?
Tribune d'Emmanuel Stanislas, fondateur du cabinet de recrutementClémentine, spécialiste du Numérique et de l'IT.
« Nouvellement nommé au poste de CDO du Groupe Z, Xx, est diplômé de Centrale Supelec. Il a fondé la société X, aujourd’hui disparue, avant d’intégrer la compagnie Y où il a conduit le projet de transformation digitale de ses filiales. Une mission interrompue en raison d’une forte résistance de l’encadrement en place, qui le conduira à la démission après deux ans d’activité. Fort de cette expérience, Il aura pour mission d’accompagner la transition du groupe Z, vers un nouveau business model» - En viendra-t-on à lire ce type de prose si demain, les communiqués de nomination obéissaient aux nouvelles recommandations faites aux candidats ?
Une question posée aux professionnels du recrutement
À l’instar de nombreuses tendances du recrutement tout droit venues des Etats-Unis, l’injonction à « parler de ses échecs » fait son chemin en France. Ce phénomène ne peut qu’interpeller les professionnels du recrutement. En effet, la culture américaine (dont le monde numérique et ses métiers sont issus) accorde très tôt une grande importance au caractère formateur de l’échec - entendu comme garant d’une véritable expérience de l’action en situation réelle : « Fail again but fail better ». La réussite, peut-on lire aussi, « c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme ».
Malheureusement, transposé dans un contexte d’entretien d’embauche en France, cela sonne un peu comme : « bonjour, je suis venu pour échouer, ça m’apprendra beaucoup dans l’attente d’aller joyeusement réussir ailleurs ». Ce transfert est délicat quand l’usage hexagonal veut que « celui qui ne sait pas faire ne doit pas faire ». En résumé : trop souvent, seules les réussites comptent et il est de bon ton de ne pas mentionner ses bourdes (aussi formatrices soient-elles). Dire « je n’ai pas réussi», c’est faire exister la possibilité d’un échec à venir dans l’esprit de son interlocuteur, recruteur inclus.
La culture de la réussite encourage-t-elle un manque d’authenticité ?
Sommes-nous, professionnels du recrutement, véritablement prêts à choisir un candidat abordant sincèrement les difficultés vécues dans sa profession, quand un autre affichera un enthousiasme débordant et une suite d’accomplissements sans un accroc ? Il s’agit aujourd’hui d’une vraie question car nous sommes structurés par une culture de la réussite qui repose en premier lieu sur… l’image de la réussite et l’omission de ce qui n’est pas cette réussite. Le recrutement a intégré la fascination pour le succès au point de prodiguer force conseils quant à la mise en valeur précoce de son parcours. Dissimuler ses faiblesses est devenu un sport, au point que tous les contrats passés dans les cabinets de chasseurs intègrent une clause de vérification des informations. Si le C.V. d’un candidat ne reflète qu’imparfaitement la réalité, à qui en attribuer la faute ?
Le mensonge comme « compétence » : un stéréotype
Nous sommes incidemment responsables de ce qu’il est aujourd’hui presque impossible d’être entièrement honnête lorsque l’on parle de son métier. À ce titre, une récente étude américaine en Sciences du Comportement[1], portant sur les stéréotypes professionnels, parvient à une conclusion dérangeante : nous serions enclins à identifier la capacité à mentir comme un signe de compétence pour certaines professions soumises à forte pression (notamment celles de la vente). L’étude souligne les conséquences de cette « tolérance au mensonge » en termes de fraude, corruption, détournements de fonds, atteinte à l’image, etc. et invite les compagnies à être vigilantes. Elles s’exposent à de plus grands risques en confiant des rôles clefs à des profils obéissant à ce stéréotype, prisé par encore trop de managers. Le mensonge, (comme les entorses faites à la vérité), est devenu une incompétence, notamment quand les stratégies customer-oriented appellent à plus d’authenticité et à forger des liens durables.
Aller vers plus d’innovation et d’audace
Les métiers du digital se prêtent idéalement à transformer les usages. Aussi « techniques » soient-ils, ce sont des métiers à forte dimension humaine qui remettent en cause des attitudes et stéréotypes professionnels solidement ancrés et pourtant caducs, (autorité, hiérarchie, vision, etc.). En parlant de leurs difficultés ou d’erreurs commises, les candidats génèrent de la valeur ; celle d’une somme d’expériences, disponible pour tous les acteurs. N’est-ce pas pour nous, chasseurs de talents, l’opportunité d’affiner en permanence notre connaissance des attentes des organisations, des spécificités de métiers en évolution constante, des difficultés d’intégration que rencontrent les nouveaux talents ? N’est-ce pas aussi, un excellent moyen d’aller vers plus d’innovation et d’audace dans les recrutements ? Peut-on cependant, et sans risques, appeler à une « libération de la parole » des candidats ?
In fine, quelle place pour ce qui ne relève pas du window dressing ?
Pour « grandir » dans son domaine d’expertise, il est plus important d’assumer sa responsabilité que de se dissimuler ses erreurs. Cela étant, il est devenu tout aussi important de soigner son image car l’économie de la réputation intime à tous de « faire bonne figure ». Entreprises et recruteurs ont la même ambition de monter une « dream team », car les bons professionnels cherchent à rejoindre… les bons professionnels. (Dire « ce talent a choisi de nous rejoindre », c’est sous entendre « parmi toutes les autres options qui s’offraient à lui ».) Ce contexte favorise les contradictions dans les discours. Aussi, avant de conseiller aux candidats d’évoquer leurs échecs, il serait bon de nous interroger, nous, professionnels du recrutement : quelle place laissons nous à la parole de l’autre quand elle n’entre plus dans les cadres du window dressing ?
[1] Deception as competence: The effect of occupational stereotypes on the perception and proliferation of deception - Brian C. Gunia, Emma E. Levine - University of Chicago Booth School of Business – mai 2019